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Erosion

  • Téléphone

     

    " T'es où ? "

     

     

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    Christian Marclay,  est né en Californie en 1955, il a grandi en Suisse et vit actuellement à Londres et à New-York, il a créé durant les dernières décennies un travail passionnant concernant une variété de médias, dont l'oeuvre la plus vertigineuse "The Clock", est un film d'une durée de 24 heures, un film qui donne l'heure utilisant pour cadran le grand écran, l'oeuvre est vertigineuse, elle a été composée à partir de milliers de séquences de films existants déjà où apparaissent les heures, les minutes, voire les secondes que l’artiste a montées en temps réel.

     

    Christian Marclay interroge l'instrument, toutes sortes d'instruments, il explore, improvise et triture aux confluents des arts visuels et sonores. Il déconstruit des actions apparemment simples en créant des collages à partir des restes.

     

    J'ai choisi, ce sujet "Téléphone", partant d'une photo singulière, pour évoquer un autre film de Christian Marclay "Téléphones" au pluriel, ce choix s'est fait en parallèle d'une recherche (plus ou moins hasardeuse) que je mène au rythme de "déplacements" depuis plusieurs années avec quelques amis, sur les thèmes des fissures, érosions ou fractures, de mémoires minuscules de notre environnement, et lieux qui se transforment disparaissent peu à peu, et qui nous constituent nous destituent, selon. Regard "myope" autant que fragmentaire brèves "captures" sur les lieux, ou saisie d'images coutumières via des pages d'écritures, extérieures/intérieures, dont l'ensemble paraitra éphémère et sera reconstruit de façon à être lu sous des angles différents ; en résumé: ce peut être un puzzle, ou dédale apparent, autant qu'un archivage visuel minutieux (délibérément ré-organisé), forcément fragmentaire d'éléments, de la mémoire des gens,  en voie de disparition.

     

    Récemment, il m'a pris, comme beaucoup de personnes concernées par la vue habituelle ou l'usage de ces "objets urbains § ruraux", de repérer les dernières cabines téléphoniques, devenues obsolètes, et déjà presque toutes dans un état avancé de dégradation, et je les ai photographiées juste avant leur disparition, je photographie par la même occasion les lieux vacants où elles ont été supprimées, depuis l'aval par le sénat en France du démantèlement progressif des 65.250 cabines téléphoniques qui devraient toutes avoir disparu d'ici 2017. Cette décision ayant été prise sans grande concertation envers les utilisateurs, elle n'aura pas suscité de remous de la part d'une population qui s'est massivement adaptée à l'usage des téléphones "portables, ou devrait s'adapter. Finalement ces "portables" ou autres "smartphones" sont désormais des "auxiliaires" rendus "quasi" indispensables, à la survie de l'espèce (?) en milieux connectés, foin du bonheur universel, l'usage de ces "portables" s'avère surtout moins couteux (pour l'état) que des cabines téléphoniques qui ont "vécu" leur heure de "gloire", dans les années 1980-90, époque "dorée", (oserait-on dire) où furent stockées en nos mémoires quantité de scènes romanesques, de files d'attente exaspérantes, de colères et même de rencontres, hasardeuses, amoureuses, ou des situations cocasses, autant de synopsis, et de surgissements poétiques au coeur de la banalité:

     

    - cabine téléphonique sous la pluie pouvant servir d'abri - cabine et ses pannes désastreuses - cabine refuge de canulars, jeux d'enfants et d'adultes - cabine vue du dedans - (avec la carte-chance) hommes ou femmes trépignant à attendre dans le froid, espérant que l'énervant (e) bavard(e) libère enfin la place - cabine de crises larvées - cabine des impatients frappant contre la vitre - cabine de nos commères - cabine vue de l'extérieur: les passants, eux aussi furent quelquefois happés d'images intempestives, impressions très furtives, fragments de vies intimes enfermées dans la boîte, de l'autre côté des vitres, invitant à tresser un fil imaginaire de ces conversations qu'on ne pouvait entendre - cabine tel film muet surpris sur une avenue, par nos rues, dans les squares, sur les places villageoises - parler en étant vu - annonçant même, qui sait ? Des années à l'avance, notre prodigieuse et présente destinée "d'hommes vitrés". Il faut bien se résigner, toutes ces scènes, ces moments de la vie ordinaire, ces appels dans la cage, ces impromptus, ces charmes, (quand la vie par instants ressemblait au cinéma - (ou pas) - c'est fini, bien fini.

     

    Là, des séquences d'images "de cinéma" réveillent encore des scènes qui pourraient inspirer le sujet d'une prochaine éventuelle chronique sur l'usage des cabines téléphoniques au "cinéma, idée pas inédite, aux sources pléthoriques que Christian Marclay, a exploré en son art, au delà des cabines dans une perspective plus globale des téléphones avec ou sans cabine, filmées en toutes sortes de lieux), découpées assez "cut", ces séquences ont pour sujet, l'usage du téléphone qui supporte la trame d'un nouveau scénario que Christian Marclay affinera par décomposition et recomposition de petits "bouts" de films réalisés par d'autres, cette recherche générant une tout autre logique de perception qui déplace le regard du spectacteur: certaines scènes se situent en cabines d'autres en appartements, cafés, chambres, ou salons, extérieurs-intérieurs conjugués à une quantité de sons, nous reviendrons après quelques détours sur cette composition...

     

    Les travaux concernant les outils du monde contemporains qui deviennent tôt ou tard obsolètes ne sont guère axés sur la nostalgie, (sinon, anecdotique), mais la nostalgie n'est pas le propos qui m'intéressera d'explorer, qu'aurait -t-on à faire en réalité de ces objets devenus presque inutilisables ? (hormis pour des collectionneurs). D'où viendrait, concernant les cabines, cette idée pour le moins saugrenue d'éprouver encore un attachement pour ces objets plantés dans nos villes et campagnes ? Il faut bien reconnaître qu'ils demeurent assez moches, sont de + en + défectueux, ne servent plus à grand monde (presque plus) étant donné l'engouement général (sans doute compréhensible) survenu par la grâce des smartphones, et autres objets connectés promettant des merveilles et des communications plus rapides, accessibles, instantanées, illimitées. On aurait presque une tendance à considérer les "vieux" utilisateurs de cabines téléphoniques, ou ceux qui ne possèdent pas encore de téléphone portable, (dont je suis), comme des attardés, genre derniers cro-magnons, figés à l'époque des nanars de télé un peu cheap et très "cabinisés", ou parés de téléphones grossiers aux bruyants combinés, à la sonnerie stridente, (style vintage provincial à la "Louis la Brocante"), bref, les "sans-portables", d'ores et déjà en marge, n'auront pas trop d'ardeur à défendre leurs balades sans "prothèses", ils savent pertinemment qu'ils seront "obligés", tôt ou tard de s'adapter, c'est la loi du marché, l'utilisation massive de téléphones portables, justifiant que ces cabines soient toutes démantelées dans les villes, (avec bémols dans les zones dépeuplées), bref, l'avantage toutefois de se promener sans être constamment "pisté" ou sollicité, ne fait pas l'unanimité, pas plus que celui de s'en remettre aux vieilles cabines, pas si fiables, en cas d'impondérable, le démantèlement ne fera pas chaud débat, mais certains journalistes comme ceux de "Street Press' ont (quand même) eu l'idée de poser la question élaborant l'enquête sous forme de micro-trottoir :

     

    "Qui utilise encore les cabines téléphoniques ?"

     

    Cette enquête très légère, demeure intéressante puisqu'on lira avec surprise que les réponses ne proviennent pas vraiment de derniers cro-magnons, ni même d'angéliques "passéistes", les utilisateurs de cabines, souvent des citadins, ont leurs raisons diverses et continuent à trouver l'usage de ces cabines avantageux, mais dans un même temps se perçoivent "un peu en "dinosaures" (sic), ça reste une impression face à l'utilisation massive de téléphones "portables" lesquels opérant une modification visible de tout un entourage produit ce réflexe immédiat de dépréciation du relatif individu "no tech", ou usager prudent se décrivant lui même comme une anomalie au coeur d'un système ("sensiblement" ?) "plus évolué" (que lui ?) ; c'est une vue de l'esprit, mais un réel réflexe que j'ai bien souvent remarqué moi-aussi, en tant que "survivante" ni malheureuse, ni héroïque d'un petit quotidien "sans portable", et comme mes rares camarades "les sans portable", nous ressentons souvent un sentiment d"étrangeté à devoir nous justifier auprès de gens qui nous demandent (question étrange mais récurente) "comment on peut encore vivre sans portable", alors que cette question ne nous pose aucune sorte de problème, nous nous surprenons à bredouiller, nous expliquer comme s'il y avait quelque chose de "coupable" ou d'anormal, un "retard", dès lors que nous nous retrouvons entourés de personnes qui font usage de portables, et peuvent avouer sans trouver cela si "anormal" (je cite) "ne plus trop pouvoir s'en passer". Il y aurait c'est à croire comme des mondes inversés, même si les personnes qui choisissent de ne pas co-habiter avec ce "nécessaire", l'assument plutôt bien en réalité si c'est un choix, il permet d'en vivre pas trop mal, malgré certains empêchements, ou butoirs que la vie "sans portable" fait parfois apparaître, on peut se retrouver isolé de certains évènements, ou de certaines personnes connectées constamment qui ne communiquent que par sms, il y a quelques fêlures, une cabine à proximité ou un bon téléphone fixe dans un dispositif correct n'étant déjà plus du même usage qu'un téléphone mobile, on pourrait regarder tel phénomène sociologique au scalpel, quant aux modifications des comportements, la généralisation de la téléphonie mobile et son acquisition dès l'école sont aussi révélateurs de ces objets qui en l’espace d’une décennie [...]

     

     

    "sont devenus aussi essentiels au fonctionnement de l’homme qu’une paire de chaussures." 

    (Sources : "Le Monde".fr. article du 15.01.2010 Par Hubert Guillaud )

     

     

    A notre bon souvenir, les téléphones en bakélite (de la série U43) et ces cabines pour "dinosaures", seront comme des images rustiques d'hommes grattant le silex pour engendrer une étincelle et se redressant peu à peu pour aller en sabots en haut de la montagne envoyer des signaux de fumée aux gens de la vallée. Paradis silencieux. Ou répit du "no tech", goûtant son existence, sans aide du plus simple appareil... ?

     

    De l'image pour l'image - une simple carte postale - on admirera toujours les splendides cabines rouges londoniennes, loin de nos vitres sales et structures épaisses de portes coulissantes difficile à pousser, à l'esthétisme lourd, plus ou moins fonctionnel, de nos cabines françaises, on remontera le temps jusqu'aux taxiphones de grand-père (plutôt arrière-grand-père), qui servaient à désigner les téléphones publics à pièces exploités en France entre les années 1920 et 1970  terme qui s'est transformé signifiant aujourd'hui ces "télé-boutiques, qu'on appelle aussi "taxiphones": d'un genre de magasins comprenant des points d'accès téléphoniques (donc, "téléphones publics"), permettant de téléphoner à des tarifs attrayants (en utilisant par exemple la voix sur réseau IP). 

     

    On se paiera (encore !) un tour de vieux manège pour d'autres curiosités obsolètes, du charme baroque téléphonique, dont le merveilleux et rare (interlude nostalgique) téléphone à jetons qui fonctionnait à merveille et enchanta nos soirées parisiennes au café dit "Le rêve" alias "Café Planchon"(du côté de Marcadet-Caulaincourt à Montmartre), troquet mythologique où L.F. Céline, B. Cendrars, J. Brel, (entre autres assez nombreux illustres) avaient leurs habitudes, où Modiano donnait ses rendez-vous entre les céramiques, le fer forgé, les vins exquis servis au verre et où... caché dans sa niche au repos, subsistait un "vrai" téléphone à jetons qui épatait "le tout-Paris", dans un coin discret du bistro, il avait sa "cabine", il fonctionnait, on ne savait pas comment, mais, il fallait demander des jetons au comptoir, dans la série "je me souviens" d'une époque (pas si vieille) où l'on s'empêchait même d'appeler de chez soi pour demander un ou deux jetons à la "bougnate" Elyette Planchon, (retirée, depuis 2008) qui nous indiquait cet endroit où fébrilement on s'esquivait pour glisser un ou deux jetons juste pour "voir" surtout "savoir" si à l'époque - déjà entrée dans l'ère de la téléphonie moderne - cette chose aussi charmante que les diligences ou calèches fonctionnait réellement.

     

    La suppression récentes des cabines de rues fait aussi le terrain assez inattendu de projets politiques inscrits dans la vogue "recyclage-relooking", c'est ainsi qu'à Rueil-Malmaison vont se ré-inventer les voyages immobiles. Au lieu de démanteler les cabines téléphoniques c’est l’inverse. La mairie va en installer d'autres prochainement remaniées en mini-bibliothèques de rue, gratuites et participatives, pour remplir les cabines, et leur donner une utilité "autre", la mairie a déjà lancé un appel aux dons de livres. Par la suite, chacun pourra en emprunter ou en donner à sa guise. Belle idée. Wait and see...

     

    Dans la foulée, avant d'en revenir à l'oeuvre de Christian Marclay, je souhaitais évoquer une autre création passionnante, autour du téléphone avec la cabine imaginée par Sophie Calle, conçue avec l'architecte Frank Gehry, une oeuvre intitulée "Le Téléphone", créee en 2006, dans le cadre d'une commande publique destinée à accompagner l'implantation du Tramway des Maréchaux Sud à Paris. Installée sur le pont du Garigliano, elle consistait en une cabine téléphonique en forme de fleur, n'ayant pas d'autre fonction que de recevoir des appels de Sophie Calle. Il s'agissait d'un téléphone public sans cadran, ne disposant d'aucun moyen de paiement, qui ne pouvait donc pas émettre d'appel sortant et ne pouvait pas non plus recevoir d'appel entrant, à part ceux de l'artiste, qui demeura la seule à en connaître le numéro. De là, Sophie Calle faisait sonner le combiné régulièrement depuis son domicile à des moments aléatoires :

     

    "quand bon me semblera", 

     

     

    dans l'objectif de générer un dialogue avec les passants que la sonnerie attirait, puis de raconter des histoires, pendant une durée tout aussi aléatoire,

     

     

    "huit secondes ou quatre heures..."

     

     

    Le temps à l'oeuvre, nous retournons à "Téléphones", film de Christian Marclay avec ou sans cabine (où partout sonnent et claquent des vieux téléphones fixes, only), où s'opère un travail de transformation improbable.  Réalisé en 1995, "Téléphones" est composé d'un collage vidéo à partir de fragments d'une collection permanente de "classiques", Christian Marclay a en effet, "pillé" 130 films hollywoodiens, (autant que les "visages", expressions et voix de nombreux acteurs et actrices + une gamme de sons et bruit inouïs) que le court-métrage reconstitue en 7 minutes, à partir d’une multitude d'extraits tous disparates mais finalement tous identiques - Le résultat montre une discussion assez longue compilant de nombreux clichés cinématographiques, et nombreux caractères d'expressions visuelles et sonores où Christian Marclay interroge une fois encore, notre rapport à la culture de masse.  (Pour visionner ce film il vous suffira de cliquer sur notre cabine , ou ICI, (pour les + flemmards).

     

    En visionnant, on devine le musicien derrière le film. La moindre sonnerie, la moindre parole et le moindre silence, y compris les sons "entre-deux" vont prendre une place déterminante dans cette composition musicale et visuelle. Plus impressionnante encore est la capacité de Christian Marclay à mener une histoire en partant de ressources toutes diverses mais conduites sur le "fil" du stéréotype. Les clips dialoguent entre eux, les fragments se transforment en une seule conversation, ils commencent à parler les uns aux autres - Un homme s'exprime délibérément aux jonctions des coupures-vidéo, il s'adresse à un deuxième homme qui "répondra" timidement :

     

     

     

     

    "Je vois ..."

     

     

     

     

     

     

    Photographie : "Avant". "Le démantèlement des cabines", cours La Fayette, Lyon - Frb © 2015.