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  • Miroir

     Qu'une goutte tombe dans la mer, 

    Tout le monde peut le comprendre. 

    Mais que dans une goutte la mer soit contenue, 

    Qui peut saisir cela ? 

    Qu'une goutte tombe dans la mer, 

    Tout le monde peut le comprendre, 

    Mais que la mer tombe dans une goutte, 

     

    Qui peut saisir cela ?  

     

     

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    "Que celui qui le désire se regarde dans mes films comme dans un miroir, et il s’y verra." 

    Andrei Tarkovski.

     

    Pour se libérer du poids de la mémoire, de la répétition incessante du souvenir en soi, le narrateur doit fixer une image de son enfance, à même de lui dire qui il est.  Dans le Miroir un homme prend conscience de son identité, et ce faisant se libère, il passera par le souvenir de la prise de conscience dans son enfance de ce qu’il était un sujet unique, indivisible. Sujet du monde à part entière. Il y a deux prises de conscience qui démontrent pourquoi l’histoire n’aurait pu être linéaire, ces deux ouvertures se réalisent dans le même temps du film. Aliocha, jusqu’alors, rêvait qu’il revient toujours dans la maison de ses ancêtres (cette maison que Tarkovski a rebâtie pour les besoins du film et qui, comme la madeleine chez Proust provoque un choc personnel, sensuel, en réalité, la mère de Tarkovsky a pleuré quand elle s’est rendue dans cette fameuse maison reconstituée pour le film), mais le personnage systématiquement se retrouve empêché d’entrer dans une pièce singulière. Cet empêchement est une entrave fondamentale, il manque quelque chose dans le souvenir et cela contraint la mémoire à un éternel retour, jusqu’à ce que l’obstacle -ou trauma- se puisse un jour franchir. Avant cette libération, la mémoire resterait sans secours face à la douleur d'exister, car celui qui rêve "sait qu’il rêve, que le réveil arrive", conscient de ne pas se trouver dans ce moment magique où "tout est encore dans l’avenir"pour gagner -re- trouver son avenir, ne plus être dans la réminiscence stérile et ressassante, écrasant toute vitalité: enfant, la grange brûle / et le père se volatilise, adulte un feu prend devant l’appartement et Aliocha, le personnage, comprend qu’il sera condamné à perdre son épouse / enfant, l’absence du père est une souffrance, adulte, Aliocha réalise se trouver pareillement étranger aux yeux de sa propre progéniture qu’il évite et n’aime pas - pas assez/ l’homme doit s’efforcer de pénétrer dans l’instant qui le fonde, celui où, face à un miroir, il a pris conscience de sa pure existence.

     

    "En terminant Le Miroir, mes souvenirs d’enfance qui m’avaient poursuivi et hanté pendant des années disparurent d’un coup, comme s’ils s’étaient évaporés. Et je cessai enfin de rêver à la maison où j’avais vécu tant d’années auparavant."

     

    Formellement. Le montage de ce film "le Miroir" représente, il est vrai un travail inimaginable:

     

    "Il y eut plus de vingt versions différentes. Et par "version" je n’entends, pas quelques modifications dans l’ordre de succession de certains plans, mais des changements fondamentaux dans la construction et l’enchaînement des scènes. J’avais l’impression par moments que le film ne pourrait jamais être monté (…) il ne tenait pas debout, il s’éparpillait sous nos yeux, n’avait pas d’unité, pas de lien intérieur, pas de logique. Puis un beau jour, alors que j’avais désespérément imaginé une dernière variante, le film apparut, le matériau se mit à vivre, les différentes parties du film à fonctionner ensemble, comme si quelque système sanguin les réunissait. Et quand cette dernière tentative désespérée fut projetée sur un écran, le film naquit sous mes yeux. J’ai longtemps eu du mal à croire à ce miracle, mais le film, cette, fois, tenait debout." 

     

    Le déroulement du film est difficile à raconter, le temps des êtres s'y trouve tellement enchevêtré, qu'en parler "bien", du point de vue du spectateur, s'avère presque impossible sans trahir l'intention profonde du cinéaste. Toutefois une note de Gilles Deleuze semble approcher au plus près assez clairement le motif principal:

     

    "Le miroir constitue un cristal tournant à deux faces, si on le rapporte au personnage adulte invisible (sa mère, sa femme), à quatre faces aux deux couples visibles (sa mère et l'enfant qu'il a été, sa femme et l'enfant qu'il a). Et le cristal tourne sur lui-même, comme une tête chercheuse qui interroge un milieu opaque : Qu'est-ce que la Russie, qu'est-ce que la Russie...? Le germe semble se figer dans ces images trempées, lavées, lourdement translucides, avec ses faces tantôt bleuâtres et tantôt brunes, tandis que le milieu vert semble sous la pluie ne pas pouvoir dépasser l'état de cristal liquide qui garde son secret."

    (Gilles Deleuze : L'image-temps (chapitre 4 : les cristaux de temps).

     

    On pourrait dire du film Le Miroir, (1975),  ce que Paul Klee énonçait quelques années plus tôt à propos de la peinture contemporaine : 

     

    "Le merveilleux et le schématisme propres à l'Imaginaire s'y trouvent donnés d'avance et, dans le même temps, s'y expriment avec une grande précision"

    (ref: Tarkovski, : "De la figure cinématographique", Positif, 149 : 29-38, 1973, source documentaire recueillie sur le site www.cadrage.net)

     

    Dans Le Miroir, le cinéma semble étendre la puissance de son emprise sur le réel à ce qui déborde le réel. Rendre visible l'invisible au moyen d'images, au titre où Gilles Deleuze encore disait de la musique.

     

    "rendre audible les puissances non sonores (au moyen de "notes")

    (ref: “Deux régimes de fous” : Textes et entretiens, 1975-1995 , « Le temps musical Minuit, 2003). 

     

    Rendre visible la région obscure où le "réel" et "l'irréel", l'actuel et le virtuel (au sens où Bergson l’envisage  : présent insistant et passé consistant, se rencontrent : arpentant cette région doublement en marge à la fois du réel connu et de l'esprit conçu). Paul Klee lui-même décrivait ses œuvres comme un cartographe de l'imaginaire, re-citons pour exemple une de ses notes dont l'énoncé limpide se suffit à lui-même  :

     

    "Faisons à l'aide d'un plan topographique un petit voyage au pays de Meilleure Connaissance […] La première étape est enfin atteinte. Avant de nous endormir, maintes choses vont ressurgir en souvenirs, car ce tout petit voyage abonde en impressions." 

     

    Et ce qui se présente à notre perception, dans Le Miroir est avant tout une nouvelle et tout autre lecture du temps. Il ne suffit pas ici d'invoquer l'Image-Temps de Gilles Deleuze, il faut tenter de rendre compte de la manière propre au cinéma de Tarkovski dans cette œuvre d'exprimer le temps : non pas qu'il s'agisse d'une théorie sur le temps, spéciale à l'artiste,malgré l'intérêt et la beauté de ses développements sur ce thème mais pour notre compte, il serait merveilleux d’essayer d'en extraire une lecture philosophique, comme descendre le long d'une ligne verticale, le long de la colonne du Temps et enfin percevoir que les événements les plus lointains communiquent en ce qu'ils se rattachent à la même racine ; il n'y a plus aucune distance entre eux. Le passé et le présent ne sont au fond que la présentation d'une même image vue dans un miroir : à cet égard, rien n'est plus troublant que cette scène qui agit comme un révélateur où la femme adulte du narrateur, effaçant la buée épaisse d'une vitre, se voit comme dans un miroir sous les traits de sa mère en vieille femme. Pour se relier à son passé, il ne suffirait pas de marcher à rebours du sens chronologique : par là on ne ferait qu’arpenter les différents moments linéaires d'un présent révolu. Voir le passé, dans ce miroir précisément, c'est oublier le présent, se détourner du présent et passer dans cette dimension invisible du temps qui double notre univers spatial. Le passage du présent au passé se fait par déplacement, en pivotant sur soi et ce mouvement est au sens propre une conversion, comme dans cette scène où l'enfant seul dans la maison se retourne sur lui-même, chacun de ses tours faisant émerger un instant différent du temps. Là, se trouve une analogie judicieuse et encore plus  troublante (références via le site cadrage.net) d’une phrase de Tarkovski avec un poème de Kabîr, mystique indien du XVem S. Voici la phrase de Tarkovski:

     

    "L'image n'est pas une quelconque idée exprimée par le réalisateur, mais tout un monde miroité dans une goutte d'eau."

     

    Plus nous sommes présents au monde, plus le monde sera présent en nous. Plus nous vivons entièrement en chaque instant, plus en chaque instant nous pourrons retrouver l'ensemble du temps. Là, le poème du mystique indien en tout point le même que celui qui ouvrait ce billet, ne montrera pas clairement que peut-être entretemps, nous pourrions pivoter sur nous-mêmes, sortir du ressassement ainsi voir ou cesser de se chercher une unité personnelle sur un montage logique de lecture temporelle linéaire qui ne permettra pas cette unité, mais une éternelle attente jamais satisfaite. Faire un pas de côté, détruire le cadre habituel, désapprendre ce qu'on sait, se laisser déborder par le sens, ouvrir une autre vue, accepter l'éclatement de sa propre narration tel le travail de Tarkovski, déroutait, ou bouleversait, éclatant le cadrage et les panoramiques, montrant par ailleurs des choses d'une simplicité désarmante: le bestiaire, la matérialité du bois, du lait, de l’herbe, élaborant le son d'une façon extrêmement ciselée ajoutant à l’épaisseur de la matière, ouvrant à une perception différente :

     

    "Dans le Miroir, le compositeur Artemiev et moi-même avons utilisé de la musique électronique… Nous voulions un son qui fut comme un écho lointain de la terre, proche de ses bruissements, de ses soupirs."

     

    L'image est aussi désarmée: une vieille lampe clignote avant de s’éteindre, scène banale austère presque vide qui devient une séquence bouleversante. On souhaiterait bien comprendre le russe, tant la lecture des sous-titres nous prive de la densité des images. Tout est comme un buvard qui se fond au film et de tout sens s'imbibe. La mémoire du réalisateur étroitement intriquée à notre mémoire collective se rêvera au-delà du récit intime. Le miroir qui fût aussi pour Tarkovski une recherche de l'identité russe, de la Russie éternelle est ponctué par la poésie d'Arseni Tarkovski, celle-ci rejoint l'universel, au delà des implications personnelles (le père du cinéaste, récite lui-même ses textes). Et enfin, pour s'unir à cette facture d'image moderne, intemporelle, le poème de Kabîr, noté en parallèle nous déplace encore afin de nous relier à la question inaugurale sans toutefois nous cadrer dans cette boucle temporelle qui d'ordinaire répéte à l’infini le même parcours en notre esprit sans la moindre modification, (sauf dans le discours, mais à peine), tant nous sommes sûrs des êtres, sûrs de nous, cette lecture "suffisante" nous enfermant toujours dans une bulle opaque, où le temps divisé assombrit les promesses et les croisées de routes, au lieu de s'enchevêtrer, se séparent, les êtres s'obscurcissent. Notre capacité illusoire de savoir réellement qui nous sommes buterait contre un obstacle, toujours le même, s'il ne surgissait pas de temps en temps des créateurs trop rares qui n'ont jamais lâché la main de l’enfant qu'ils étaient, s'avèrent encore capables de toucher, sentir, humer, palper, ne pas penser, ne pas parler, sachant juste murmurer brièvement quelques mots, pour nous offrir la clef que les "grands hommes" ont enfermée dans les catégories logiques, générant une espèce de pensée dont la recherche du monde enfantin se résume trop souvent à un angélisme béat, ou à une régression artificiellement consolante, tels inventaires de souvenirs effaçant vite ce qui dérange. Or les films de Tarkovski, "Le miroir", en particulier, dérangent, peut-être parce que les matériaux en se mettant à vivre, touchent à une vérité que les mots n'ont cessé d'arranger faute de pouvoir écrire l'impossible pivotement que l'esprit sépare du vivant à tel point que le corps éprouverait un malaise autant qu'une joie insoutenable à déborder du cadre.

     

    Voici le poème de Kabîr, un buvard trempé dans la mer, allez savoir pourquoi le buvard reste immaculé. Qui peut saisir cela ?

     

     

    "Qu'une goutte tombe dans la mer, 

    Tout le monde peut le comprendre, 

    Mais que la mer tombe dans une goutte, 

    Qui peut saisir cela ?"

     

     

     

     

     

     

    Photographie : "La chambre au miroir", Frb © 2013.