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mémoire

  • Mémoire

     De quoi se souvient-on, lorsqu'on se souvient ?

     

     

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    La principale différence entre la mémoire et l’imagination, alors que l’une et l’autre relèvent de la problématique de la présence de quelque chose ou de quelqu'un d’absent, et que la mémoire est le garant du caractère passé - de ce dont elle déclare se souvenir . La mémoire est forcément mémoire de quelque chose ayant existé, n’existant plus, elle nous relie à notre réel antérieur. Mais la mise en image du pur souvenir suppose une reconstruction personnelle qui revient interroger parfois ou peut revenir sans répit tarauder le sujet:

      

    La mémoire est-elle fiable ?

      

    Avec la question de fiabilité, se pose la question de la vulnérabilité structurelle de la mémoire. C’est cette vulnérabilité, en effet, issue du rapport entre l’absence de la chose ou des êtres mémorisés et leur présence sur le mode de la représentation, qui fait que la mémoire est sujette à de multiples formes d’abus. Paul Ricoeur a distingué dans son ouvrage “La mémoire, l’histoire, l’oubli” trois types d’abus de cette mémoire:

     

    la mémoire empêchée, la mémoire manipulée, et la mémoire obligée. 

     

    En s’appuyant sur des théories issues de la psychanalyse, il entend par "mémoire empêchée" la difficulté de se souvenir d’un traumatisme. Dans l’idéal, un tel souvenir nécessite le recours à un travail qui passe obligatoirement par un travail de deuil, afin de pouvoir renoncer à l’objet perdu et enfin tendre vers une mémoire apaisée, qui pourra se réconcilier avec le passé. Le souvenir d’un traumatisme, que constitue en effet - au niveau de la mémoire collective - une blessure de l’amour propre qui peut-être collective, si, par exemple, une nation, ou une communauté d’hommes ne s’attache à aucun travail de remémoration, elle risque de s’exposer au danger de répéter toujours les mêmes erreurs, c'est ce que la psychanalyse a défini par l'expression de "compulsion de répétition", il faut pour éviter cela, un long et très sérieux travail de deuil et une mise à distance ouvrant à une pensée critique fondée sur l’effort de remémoration s'il s'agit d'une société d'hommes et de femmes traumatisés par des évènements dramatiques, cette remémoration permettra à cette société de tendre vers cette réconciliation et d'ouvrir de multiples perspectives libérant le présent d'un lourd passif permettant un avenir libéré (également du recours à cette compulsion).

    Le second type d’abus noté par Paul Ricoeur, est celui de la mémoire manipulée qui fait référence aux manipulations idéologiques de cette mémoire. Toujours au niveau collectif, les détenteurs du pouvoir 

     

    “mobilisent la mémoire à des fins idéologiques au service de la quête, de la reconquête ou de la revendication d’identité.” 

     

    Ce type de phénomènes vise à solidifier l’autorité du pouvoir en place, le “montrer” comme preuve irréfutable

      

    “d'un pouvoir légitime de se faire obéir”

      

    Paul Ricoeur a posé le caractère narratif du récit comme l'agent principal de l’idéologisation de la mémoire. Le récit, par définition, est sélectif et les “retouches” s’insèrent en cohérence avec la volonté d’exalter telle ou telle idéologie. La narrativité du récit dispose donc des stratégies d’oubli et de remémoration. L’histoire officielle étant elle aussi  une mémoire imposée, au sens où c’est elle qui est enseignée, “apprise, et célébrée" elle procède d'un conditionnement dont les très jeunes n'ont pas forcément connaissance.

     

    Tzvetan Todorov cité par Paul Ricoeur ayant travaillé, lui aussi sur les “abus de mémoire” a révélé que la manipulation de la mémoire a souvent tendance à user des stratégies de victimisation dans la mesure où revendiquer la position de victime place le reste du monde en disposition d’être redevable. De là, une victime (dans ce cas, par exemple une communauté atteinte en son coeur d'un outrage) pourrait légitimement se lamenter, protester, réclamer réparation. Le souvenir traumatique peut être évidemment manipulé ce qui autorise une nation ou quelque société humaine à revendiquer et miser sur l'espérance d'un futur, car la mémoire du passé (traumatisé ou non) oriente inévitablement tout projet assigné en direction du futur.

     

    Le troisième abus selon Paul Ricoeur serait "la mémoire obligée", l’auteur va traiter de la question du “devoir de mémoire” de la “juste mémoire”,  il précise que le devoir de mémoire n’est pas tel, un abus, c’est un vrai devoir qui marque une volonté de rendre justice aux victime et à la cause  “qui fait que les victimes sont des victimes”. Il s’agira d’identifier les victimes et les coupables. Et ce sera d'après l’authenticité de ce devoir légitime que se greffera la possibilité de multiples abus. La possibilité de “devoir de mémoire” fera alors nécessairement intervenir la notion de dette dans la mesure où les hommes contemporains demeureront toujours dans la position d’être redevables à l’égard de ceux qui les ont précédé. Paul Ricoeur émet l’hypothèse d’une triple attribution de la mémoire, à soi, aux proches, à tous les autres.

     

    Naturellement on associe toujours le terme de “mémoire” à celui de l’oubli, deux termes entrelacés découlant de cette problématique du souvenir et de la fidélité au passé. Ces thèmes se relient également au thème du pardon, au sens où le pardon apparaît comme la dernière étape du cheminement de l’oubli, le pardon lui même encore s'enchevêtre avec la culpabilité et l’éventualité d’une réconciliation avec le passé. Mais avant d’accéder à cet apaisement de la mémoire, l’oubli est d’abord ressenti comme une atteinte souvent violente, personne n'étant absolument certain que la mémoire soit absolument fiable. Là, Paul Ricoeur précise qu’il convient de distinguer deux sortes d’oubli : L’oubli, d’une part, source d’angoisse, oubli par “effacement des traces” et d’autre part, l’oubli, plus positif dit ”oubli de réserve", quand, à l’instar de Proust (avec encore et toujours la  madeleine dans “La recherche”), on se souvient de ce que l’on a un jour vu, entendu, éprouvé, donc acquis. Cette idée fait écho à la théorie d’un oubli réversible, défendu par Bergson dans "Matière et Mémoire", elle renvoie à cette hypothèse de l’inconscient et à l’idée d’inoubliable, élaborée par Freud. 

      

    “le souvenir n’est possible que sur la base d’un oublier, et non pas l’inverse”,  

     

    c’est en tant que pendant négatif de la mémoire que l‘oubli peut être l’objet des mêmes abus que la mémoire. Dans l’exemple d’une mémoire empêchée à cause d’un traumatisme, la compulsion de répétition vaut bien l’oubli, au sens où elle entrave la prise de conscience de l'évènement, ou du traumatisme. En ce qui concerne la mémoire manipulée, les abus de mémoire sont aussi des abus d’oubli. Il est toujours possible de raconter le même souvenir différemment en manipulant le récit, (addition /soustraction de détails, à l’avantage ou au désavantage de qui raconte ou se met en scène dans un but de maîtrise voir d'emprise). Pour Ricoeur ce "trop peu de mémoire" s’il nous est imposé d’en haut est assimilable à une sorte d’oubli, “semi passif”, dans la mesure où il suppose que les acteurs sociaux, qui s’accorderont à l’arrangement du "Vouloir ne pas savoir" seront forcément complices de cet abus. S’il peut exister un authentique devoir d’oubli salvateur, ce ne serait pas  un devoir de taire le mal" mais de le dire et pouvoir en parler “sur un mode apaisé, sans colère”. C’est bien là, l’ultime difficulté humaine pour tous ceux qui espèrent “être enfin libérés d’une mémoire malheureuse” ou plus clairement pouvoir “se libérer du mal”, sans toutefois le retourner contre eux, ni s'encombrer d'une mémoire persistante douloureuse ou parfois même le reproduire sous forme de vengeance. 

     

    Il n’est pas inutile de le rappeler à notre époque où la démocratie s’est parée de “donneurs de leçon” aux vues manichéennes qui désirent dominer en faisant la morale aux autres pour entretenir leur pouvoir abusant sans vergogne du terme (et des principes) de ces vertus humanistes et “humanitaires”, jusqu’à faire apparaître, en rendant cela légitime, tel bienfait à nos yeux, l’expression effroyable de “guerres humanitaires”, ce concept justifié comme un moindre mal s'énonçant "pour le bien d'une communauté". L'oxymore ne choque plus, c'est pourtant, semble-il un abus d’une mémoire, et notre communauté se sent de plus en plus complice de multiples scandales démocratiques à répétition.  

     

    Tzvetan Todorov s'accordant aux réflexions de Paul Ricoeur exprime lui aussi qu’il faut se méfier des usages que nous faisons de la mémoire. Dans son essai, “Mémoire du mal, tentation du bien”Todorov affine l’enquête en se référant à des hommes et des femmes soucieux d’une mémoire “juste”, en effet, quelques individus au destin compliqué et tragique, survivants d'un enfer, rares consciences lumineuses ont émergé dans un siècle de ténèbres, ils ont désiré croire, malgré toutes les horreurs vécues et traversées, persisté à croire, que l'homme mérite de rester le but ultime de l'homme afin qu’une mémoire abusée ne le re-plonge pas à jamais dans les ténèbres. Ces passeurs d’une mémoire “juste”, célébrés par Tzvetan Todorov sont : Vassili Grossman, Margarete Buber-Neumann, David Rousset, Primo Levi, Romain Gary et Germaine Tillion, des humains qui ont vécu dans leur chair et âme les épisodes les plus dramatiques de l’ère contemporaine et ils ont réussi à démontrer qu'on pouvait

      

    "résister au mal sans se prendre pour une incarnation du bien". 

      

    Le livre de Todorov demeure sans complaisance. Le bon usage de la mémoire servant une juste cause, ne peut être celui qui se contente de reproduire le passé entré dans un cercle incessant de répétition aveuglée:

      

    “en vue d’arranger la mémoire et donc d’en abuser par des récits tronqués ou ré-arrangés pour une cause”.

     

    Ajouts ou suppressions, écueils ou récits "machinés" qui s’ajoutant sans cesse à d’autres récits sans cesse, “ré-arrangés” peuvent conduire toute une société à se laisser berner (par déni ou confort, ou soumission aux raisons du plus fort), et se sentir d'accord avec ces "arrangements, ainsi un groupe d'individus peut devenir complice consciemment ou inconsciemment, ou acteur “semi-passif” de la répétition sordide, des mêmes drames et des mêmes erreurs. Notons ici un extrait très limpide d'après une observation d'un "symptôme" toujours extrait du livre de Todorov, “Mémoire du mal, tentation du bien":

     

    “Dans notre monde ce sont les valeurs humaines qui doivent être sacralisées, non les monuments”.

     

    Le regard que portent Todorov et Ricoeur (et quelques autres) sur le “devoir de mémoire” remet à distance les évènements et la mémoire que nous garderons de notre temps et nous aurons plus que jamais besoin de guetteurs, de passeurs, de penseurs, et d’êtres humains vigilants soucieux d’élaborer une critique devant notre manie inquiétante voir croissante d'assister à toutes sortes de commémorations - dont certaines parmi d'autres importantes, n’ont pas un rapport si clair avec le devoir de mémoire - elles procèdent d'un "bon sens vide de sens", quelquefois d'une démagogie, ou de rituels qui pourraient servir plus ou moins à faire l'éloge de tel ou tel pouvoir en place, un abus de mémoire qui n'invite à aucun travail de deuil, une image sans durée ni autre profondeur qui se déploie comme le contraire même d'un devoir de mémoire. Cela ouvrant au thème du pardon difficile à envisager s'il existe quelque abus de mémoire. Ricoeur précise :

     

    “Il se pourrait même que le devoir de mémoire constitue à la fois le comble du bon usage et celui de l'abus dans l'exercice de la mémoire.”

     

    Puisque notre 'histoire est forcément tournée vers le passé, c'est à dire vers l'irréparable, qui en est le fond sombre et inextricable, on pourrait également relire le roman terrible de Milan KunderaLa plaisanterie, inspiré d’une mémoire dramatique de l'Europe centrale contemporaine, cette mémoire, Kundera l'envisagera d’une manière radicalement différente 

     

    On peut alors se demander si la mémoire ne pourrait pas devenir comme dans "La plaisanterie", ce dernier rempart, qui, déjà abrasé n’aurait plus à montrer de nous qu’un catalogue absurde d'hommes et de femmes sans aucune certitude d'avoir vécu ce qu'ils vivaient, (ou ce qu'ils pourraient vivre). Aujourd'hui, tous ces murs actuels dédoublant nos histoires, ces vitrines au dessus desquelles passent des nuages aspirant des multitudes de données personnelles (délivrées avec notre permission) refermeront peut-être nos histoires sur un gigantesque trou (de mémoire ?).

     

    D'une question qui dépasse, on oserait peut-être un grand saut, (pour l'heure très approximatif) de la conscience scrupuleuse de Ricoeur, Todorov, aux univers totalitaires de Georges Orwell, ou à celui plus risible de Milan Kundera, qui plongeraient le lecteur dans une perplexité, à se voir suspendu, entre la nostalgie béate ("du bon temps comme on dit - "c'était bien mieux avant") répétant l'idiotie d'archives divertissantes, ou révélant quantité d'autres archives historiques, du trauma matraqué en image de cauchemar, un ensemble kaléïdoscopique par la grâce (et disgrâce) d'internet, offrant un terrain d'action idéal pour falsifier l'histoire humaine, nos mémoires proches, ou lointaines, en cours d'aplanissement sans plus de fidélité, ni sens réel de la durée, et parfois sans conscience "juste" du temps de cerveau passé à ingérer des souvenirs souvent insignifiants ou rien qu'anecdotiques. La machine engageant tout "émetteur" à courir après des statistiques lui offrant une plus grande crédibilité, que serait-il capable de rajouter ou d'effacer à toute sorte de témoignages présents, ou passés pour s'attirer le plus grand nombre de spectateurs ?

     

    Un retour au sillon fermé,

     

    La mémoire est-elle fiable ?

     

    Qu'en sera-t-il, demain, de la mémoire humaine quand l'homme aura (ça se dit) éradiqué la mort ? Quand se sentant plus bête, plus lent, moins performant que ses propres machines, il sera engagé à faire corps avec elles pour devenir comme on dit un "humain augmenté ?" Comment, embarqué dans cette aventure humaine totalement inédite supposant une identité nouvelle, l'être humain pourra-t-il pleinement évoluer s'il oscille entre une conscience insupportable de son insignifiance, et une volonté de puissance quelquefois délirante ? Comment enfin la conscience et sa mémoire humaine pourront-elles rester entières face à cette rapide et prodigieuse augmentation de ses capacités voir de son immortalité, déjà financée et annoncée ? Et nous, les autres, nés au siècle dernier plus ou moins propulsés au coeur des vastes mondes, sommes-nous déjà dans l'incapacité de bien distinguer d'une mémoire constamment diffusée, les abus ou l'authenticité ? Effarés, affamés, face à ces multitudes d'informations à la fois fausses et vraies, l'esprit entre deux siècles, le corps à la croisée, choisirons-nous l'oubli tel un kit de survie, sans autre force à résister ? Je cite, "La plaisanterie" un passage très connu, s'esquissant comme la plus terrible prémonition  :

     

    "personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés".

     

    Condamnée aux perpétuelles mises à jour jusqu'au néant d'un monde enfin plus que parfait qui n'aurait toutefois rien à voir avec la place que Ricoeur donnait à cet oubli (Ricoeur on le sait a connu un lointain passé, politiquement controversé, et renié par lui même) il connait donc pour l'avoir éprouvée quelle place apaisante peut engendrer cet oubli salvateur qui permettra à la mémoire de devenir plus sereine, contrepoint sans espoir : celui de Kundera, une mémoire ni apaisée, même pas heureuse ni malheureuse mais juste inconcevable:

      

    "Cela n’apparaît ainsi qu’à ma raison d’homme, mais si l’Histoire possède vraiment sa propre raison, pourquoi cette raison devrait-elle se soucier de la compréhension des hommes et être sérieuse comme une institutrice ? Et si l’Histoire plaisantait ? A cet instant, j’ai compris qu’il m’était impossible d’annuler ma propre plaisanterie, quand je suis moi-même et toute ma vie inclus dans une plaisanterie beaucoup plus vaste (qui me dépasse) et totalement irrévocable."

     

     

    Photographie : Machines absurdes © Frb 2014.