Sous quelle forme cette journée s'est-elle gravée dans nos mémoires ?
Dans son dernier film, "Le Testament d’Orphée", Jean Cocteau imagine et filme sa propre mort, ce sera son jugement dernier. Le film s'ouvre sur une remarque diffusée en voix off, qui rappelle l’attachement du cinéma au thème de l’invisibilité :
"Le privilège du cinématographe, c’est qu’il permet à un grand nombre de personnes de rêver ensemble le même rêve et de montrer en outre avec la rigueur du réalisme les fantasmes de l’irréalité. Bref, c’est un admirable véhicule de poésie. Mon film n’est pas autre chose qu’une séance de striptease consistant à ôter peu à peu mon corps et montrer mon âme toute nue. Car il existe un considérable public de l’ombre affamé de ce plus vrai que le vrai qui sera un jour le signe de notre époque. Voilà le lègue d’un poète aux jeunesses successives qui l’ont toujours soutenu."
Accusé lors de son procès de :
"vouloir pénétrer sans cesse dans un monde qui n’est le [sien]",
le poète plaide coupable, il précise :
"J'avoue vouloir souvent sauter le quatrième mur mystérieux sur lequel les hommes écrivent leurs amours et leurs rêves […] sans doute par fatigue du monde que j’habite et par horreur des habitudes, aussi par cette désobéissance que l’audace oppose au rêve et par cet esprit de création qui est la plus haute forme de l’esprit de contradiction propre aux humains."
De là on tire encore des liens. Dans la "Difficulté d’être", le poète définit les caractéristiques du rêve qui rappellent inévitablement ses films. Ainsi on peut y lire :
"Le passé, l’avenir n’existent plus, les morts ressuscitent, les lieux se construisent sans architecte, sans voyages, sans cette lourdeur lente qui nous oblige à vivre minute par minute ce que la pliure entrouverte nous montre d’un seul coup. En outre, la légèreté profonde et atmosphérique du rêve favorise des rencontres, des surprises, des connaissances, un naturel, que notre monde plié (je veux dire projeté sur la surface d’une pliure) ne peut mettre que sur le compte du surnaturel. Je dis naturel, car une des caractéristiques du rêve est que rien ne nous étonne. […] Le spectacle du sommeil m’a toujours plus effrayé que le rêve."
Dans son film "Orphée", (1949/1950), Heurtebise livrera le secret des miroirs à Orphée:
"Les miroirs sont les portes par lesquelles la mort vient et va. […] Du reste, regardez-vous toute votre vie dans un miroir et vous verrez la mort travailler comme les abeilles dans une ruche en verre."
Puis un jour le miroir se brise, il se brise très souvent dans Orphée divulguant son pouvoir de métamorphose, et aussi d’éclatement. L’image n’est plus solitaire ni authentique, elle est multipliée à l’infini et déformée. Le miroir fracassé montre la réalité de l’être fragmenté et pluriel. Et Cocteau mettra en valeur ses images, cette multiplicité qui trouble constamment les limites entre l’image et son reflet et nous invite à rejoindre la poésie dans sa "réalité kaléidoscopique". par le miroir s’effectue la descente dans les profondeurs et le reflet loin de figer l’image du double, Jean Cocteau l’ouvrira, la creusera pour l'orienter vers un long travail de métamorphose. Objet de transition, ce miroir révèle donc l’apparence de l’identité, la vérité d'un double obscur, de celui qu'on pourrait définir quelquefois par le terme de l'alter ego. Hanté par les critiques sur sa personne tout au long de son existence, Cocteau s’expliquera, assurant sa défense par un réquisitoire lors de procès imaginaires mis en scène dans ses films auxquels il accède grâce à la traversée d’un miroir. Cette traversée est évidemment un passage soulignant que l'apparence du poète et des êtres qui se cherchent, cherchent un sens à leur propre histoire, importe peu. Il faut toujours aller à la recherche de son invisibilité pour percevoir sa ligne intime.
Où s’achève la réalité ? Où commence le reflet ?
Jean Cocteau en estompe les limites, il sera l'inventeur (avec d'autres tels parfois ses bons amis surréalistes et artistes qui font parfois de très brèves apparitions dans ses films tel Picasso dans l'ultime opus "testament") d'un réalisme irréel, une évidence pour Jean Cocteau dont le cheminement "plus vrai que le vrai" nous rappellera que :
"Le réalisme est la seule mesure dans laquelle il nous soit permis de percevoir l’irréalité".
L’image est poésie, en attente d’être révélée et enfin déchiffrée.
Ecran : extr du film de Jean Cocteau "Le Testament d'Orphée".