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Portrait

  • Chaos

     

    Qu'un homme soit heureux, qu'est ce que cela prouve ? 

     

     

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    Les illusions s'achèvent. Une tragédie commence. 

    une vision apocalyptique se propage sans proposition d'amendement

     

     

     

    "Nous offrons un chaos de miettes à la génération future [...] nous innovons toujours "

     

     

     

    Pour sortir de cette vieille et perpétuelle notion d'innovation, il faudrait sans doute lire "Le bréviaire du chaos" d'Albert Caraco à voix haute, en marchant dans une ville, ou peut-être (détournement risqué), le faire lire aux enfants qui ne sont pas en âge de le comprendre.

      

    L'auteur y vient saccager l'air d'une société campée sur ses quêtes, et conquêtes - du bonheur - du bien être - et autant de violence tapie sous une réserve de connaissances, la culture bien ancrée, bien-pensante, et des espérances d'avenir ouvrant aux prodigieuses évolutions humaines, malgré l'accélération du progrès, au delà d'une conscience (plus ou moins lénifiée) que ces espérances s'étaient déjà fanées, qu'il serait impossible de purement s'effacer, on dût apprendre (on nous l'avait appris) à former un ensemble qui consiste à faire bonne figure. Accordé à la succursale, entouré de présences, l'humain positiverait. On a cru inventer un verbe de toute beauté, on en mimait les transes diffusées en images, l'épanouissement personnel devenu collectif gagnerait en puissance - tout compte fait - l'illusion ne coûtait que le prix d'un feu d'artifice coloré de plus en plus festif avec une quantité suffisante de soma (la foi mais sans souffrir) qui constitue un subterfuge, insuffisant mais "acceptable", ainsi on s'assurait de posséder une âme, une pensée, une bonne langue et une quantité supérieure de sentiments accordés à ce temps, pour se rassurer, plutôt ensemble et porter au dehors nos intimités rayonnantes.

     

    Face à ce programme vide, une vision apocalyptique se propageait à travers l'écriture de l'auteur polyglotte (Albert Caraco s’exprimait facilement à l’oral et à l’écrit en anglais, en espagnol et en allemand), un témoignage lucide et terrible de loup solitaire au style de pure violence, jusqu'aux prédications enragées du "voyant", peut-être visionnaire (?) Caraco demeure un penseur, isolé et brutal aux idées radicales avec des prises de position parfois heurtantes, (sur la peine de mort notamment, et autres injures cinglantes à l'endroit des Arabes et des Noirs qui ne laissent pas d'ambiguïté quant au peu de considération qu'il leur portait, ces imprécations n'auront pas notre approbation, pas plus que sa vague nostalgie de la monarchie), du moins, on sait pourquoi l'auteur, dérangeait, et aujourd'hui, encore. Au delà, son langage fulgurant, remuait aux entrailles, bousculant sans délicatesse, le sens profond des êtres - nous et autres - genre humain, repu de certitudes, hanté par l'idéal, impatient d'engranger des produits terrestres et célestes, les séparant sans cesse. Face à "cette excellence", Caraco abordait un chant crépusculaire, d'un pessimisme noir, avec la figure du relégué, pestiféré, refusé par les éditeurs, beaucoup doivent encore ignorer qu'il est l'un des plus grands auteurs modernes s'exprimant dans un style classique ciselé ; il a décrit une société incapable d'assimiler sa pensée, une société sans vie. Les écrits de Caraco sont semblables à des chants d'une rage éperdue face à l'humanité à bout de force et à bout d'arguments. La répétition incessante, de ces thèmes, "vérités" ou "prophéties", sont autant de d'obsessions ressassées tournant sur un sillon fermé, qui procurent sur l'esprit du lecteur la même fascination qu'un chant.

     

    En lisant un extrait de "Ma Confession", rédigée en français, parue aux éditions "L'âge d'homme"ouvrage construit sur une suite de 250 méditations vagabondes, commençant chacune en haut d'une page et finissant au bas de la même où Caraco synthétise sa vision de l’existence, et l'on peut déjà s'imprégner de la dynamique interne de sa pensée :

     

      

    "S’il est un homme en droit de haïr et de mépriser le monde, c’est bien moi, mon œuvre respire à la fois la haine et le mépris que je lui porte, cela la met au rang des œuvres ascétiques. Je n’aime aucun des pays où j’eus le malheur de vivre, je n’en regrette aucun, les autres où je n’abordai, me sont indifférents et je ne tiens pas même à les connaître, la disparition de tel ou tel avec ses habitants ne me ferait pas pousser un soupir et je ne regretterais que les œuvres d’art, les pierres ont pour moi plus d’importance que les hommes. L’homme est le bien de beaucoup le moins précieux, c’est un insecte privé d’ailes et qui sent mauvais, en souillant l’air, le sol et l’onde, un grand savant l’appelle le cancer de l’oecumène, l’humanité s’étend sur notre globe à la façon des maladies incurables et lorsqu’on guérira toutes les maladies, l’humanité les remplacera toutes, à raison de son existence même, une existence polluante et pullulante". 

     

      

     

    "Le bréviaire du chaos" est oeuvre déchirante, Caraco prophétise - de la folie déjà ancrée dans les villes et les moeurs citadines - tout est pris :

     

     

     
    [...] nous fûmes théophages et nous serons anthropophages [...]

     

     

     

    Nous le sommes peut-être devenus, sans trop savoir encore porter sur nos natures ce regard horrifié qu'Albert Caraco assuma,  jusqu'à la fin de son existence, Son trajet, son rejet, il l'aura assumé sur un mode ascétique qu'il appelait lui même "sa vie sombre et militante", autant que sa vision méprisante envers toute comédie sociale rien jamais ne parvint à l'amadouer, son dégoût de la vie poussé au paroxysme incluait le dégoût de la sexualité, que rien ne put adoucir, pas même un pur désir .

     

     

    "le désir n'a rien d'honorable, le plaisir n'a rien de sublime"

    (Agonie, 248). 

     

     

    Tout est dit. La fin des temps ouvrant à la fureur, il a préconisé la "tabula rasa" ne voyant aucune solution, sinon infiniment lointaines : "la Magna mater"(1) et le retour à la source (2), ici, deux extraits tirés de "Bréviaire du Chaos :

     

     

     

    (1)

    "Les siècles à venir restaureront l'intégrité de la déesse, car elle ne suffit pas qu'elle soit vierge et mère, il faut encore qu'elle soit Prostituée et qu'elle absorbe la figure de Madeleine, où l'appoint de l'intégrité réside. Alors et seulement alors, nous pourrons célébrer le mariage du Ciel et de la Terre, alors et seulement alors, nous renoncerons à l'idée de sacrifice, alors et seulement alors, la paix sera perpétuelle et le principe féminin maître absolu du monde ainsi qu'avant l'Histoire, alors et seulement alors le mouvement s'arrêtera pour que l'immobilité règne, alors et seulement alors le centre sera reconquis et l'étendue organisée à partir de ce centre"

     

     

     

    (2)

    "Le retour à la source est le premier devoir ou c'en est fait de l'homme. Aussi les rares penseurs dignes de ce nom s'occupent-ils d'ontologie et d'étymologie, afin de rétablir une métaphysique, alors que les petits esprits, soucieux d'être avec la mode, s'abîment dans la contemplation du social, ce détail subalterne. Car la société n'est rien. C'est une forme et dont la masse de perdition sera le contenu, c'est la mêlée des somnambules spermatiques, c'est une chose méprisable infiniment et dont le philosophe n'aura point souci. L'Histoire est l'oeuvre des grands hommes et le champ clos où se mesurent les élites, la foule est admise au spectacle et quand elle est enveloppée dans sa ruine, ses morts ne comptent pas plus que des mouches."

     

     

     

    Le Chaos est déjà consommé, la fatalité, le principe féminin, le danger d'engendrer tout est cogné sans complaisance. La contemplation de nos sociétés, l'esprit de dissolution. Pris, repris.

     

     

     

    "A quoi bon nous leurrer ? Nous deviendrons atroces."

     

     

     

    Caraco frappe au coeur, en vérité nous sommes conformes, semblables seront nos lendemains de conformistes, la mutation de l'homme [n'est] qu'un miroir aux alouettes nous aimons nos chimères, au passage l'auteur nous rappelle que la rançon de nos vertus n'aura jamais été que l'holocauste ; il pose ainsi l'Enfer, qui n'est pas le néant, il l'oppose car l'enfer est pour lui, la présence.

     

      

     

    Le Bréviaire du Chaos, reste un livre dangereux, tellurique, incandescent, magnétique, et très beau.

     

     

     

    "le monde se fera toujours plus dur, plus froid, plus sombre et plus injuste, et malgré le chaos envahissant, toujours plus méthodique : c'est même l'alliance de l'esprit de système et du désordre qui me paraît son caractère le moins contestable, jamais il ne se verra plus de discipline et plus d'absurdité, plus de calcul et plus de paradoxes, enfin plus de problèmes résolus, mais résolus en pure perte."

     

     

     

    Fragments :

     

     

    Je reproduis ici un court extrait, début d'un article publié dans "Le Monde", le vendredi 4 mai 1984, où Louis Nucera citant Albert Caraco y précise que jusqu'au moment de sa mort, Caraco resta un homme fidèle à sa parole.

    

     

     

    "Si Monsieur Père ne s'éveillait un beau matin, je le suivrais de bonne grâce". 

    (Albert Caraco)

     

     

     

    "Un matin de septembre 1971, Monsieur Père ne s'éveilla pas. Le lendemain, dans la nuit, Albert Caraco se suicidait. Il avait cinquante-deux ans. Déjà, sa mère morte, il avait voulu se supprimer. Quelques livres à écrire - un semainier - le retinrent ; ces livres pour lesquels, selon ses dires, "il se rendit ascète", car cet Uruguayen né à Constantinople et vivant à Paris s'était immolé à la littérature. Non. Plus rien ne l'attachait à cette terre. Il y était passé enveloppé dans les replis de sa civilité, payant sa place au spectacle, comme il le confiait, au prix d'un effacement résolu [...]" 

    (L. Nucera)

     

     

     

     

    Photographie : "La bâtisse" Frb © 2015